Un p'tit café? [Libre]

Isaac suivit l'homme à la cravate, tout sourire. Il lissa sa chemise, passa une main dans ses cheveux et respira un bon coup pour évacuer le stress accumulé, qui l'avait grugé depuis la veille. Le colosse aux cheveux poivre et sel le ramenait à l'avant du café. Son entrevue s'était déroulée à merveille. Heureusement pour lui, il était plutôt sociable et gérait bien ce genre d'épreuve. Il avait même gagné le cœur de l'homme en lui disant qu'il étudierait dès cette année en architecture, le métier que pratiquait son oncle à lui. Sa discussion avec le responsable du recrutement avait donc été aisée et enjouée. Il était certain d'avoir le poste. Ne restait plus qu'à réussir la simulation, maintenant. Isaac n'avait jamais travaillé dans un café de sa vie, mais il donnerait tout pour apprendre. Ça ne devait pas être si compliqué. L'homme lui glissa un tablier dans les mains, qu'Isaac enfila. 9h sonnait, les étudiants commençaient à entrer à flot sur le campus, par le fait même dans le café. C'était la rentrée, Isaac pouvait sentir la fébrilité dans l'air. De son côté, son premier cours n'avait lieu que le lendemain.

On lui demanda d'abord de préparer un simple café pour le client qui venait de s'installer au comptoir. Mike. Un grand café, 5 sucres, 2 laits. Isaac réprima une grimace face à la quantité de sucre que l'étudiant voulait dans son breuvage, mais suivit les étapes que lui indiquait l'employée derrière le comptoir. Elle était rapide et efficace. Lui, un peu moins certain de ses mouvements et lent. Il déposa tout de même le café dans les mains de son propriétaire, qui quitta l'endroit, satisfait de son achat. Isaac poussa un petit soupir. Ça allait. Il prendrait de l'aisance avec le temps. On lui demanda ensuite de ranger le fouillis derrière le comptoir. C'est là que tout commença à se gâter: une pinte de lait lui glissa des mains pour aller s'éclater au sol. Rouge de honte, Isaac entama aussitôt le nettoyage.

—Je suis désolé, je suis si maladroit parfois, je...

Il se perdait en excuses. Idiot, arrête de parler. Qui voudrait d'un employé maladroit dans un café? Rempli de tasses en porcelaine. Et de liquides brûlants. Isaac se mordit l'intérieur de la joue et effaça son dégât. Le recruteur semblait moins heureux que quelques minutes plus tôt. Il lui indiqua la caisse, où Isaac fit ensuite payer quelques clients. Tout roulait bien, cette fois. La majorité des étudiants payaient avec une carte, de toute façon, ce qui facilitait le service pour lui. Le colosse reprenait de l'entrain et lui souriait. Va desservir les tables, maintenant. Chiffon en main, cabaret dans l'autre, Isaac obéit d'un pas motivé, se rendant vers les tables vides.

Trop motivé. Il tomba face à face avec une étudiante qui quittait le café et qui manqua presque de lui renverser son breuvage dessus. Ouf! Il en aura fallu de peu! Je suis désolée, j'étais distraite. Isaac ouvrit la bouche, surpris. Il jeta un regard vers le recruteur, qui fronçait déjà les sourcils. Merde. Toujours observer autour de toi, Isaac. Lui souriant en retour pour se faire pardonner, il répliqua :

—Il n'y a pas de mal, c'est de ma faute. Je suis un peu maladroit.

Il répétait ça trop souvent, aujourd'hui. Il fut tout de même heureux que l'étudiante semblait sympathique et attentionnée. Il n'aurait pas su gérer une crise de nerfs d'un client.

C'est ta première journée? Le sourire sur les lèvres d'Isaac s'échappa pour une fraction de seconde, avant d'être remplacé par une petite grimace. Perspicace, celle-là. Il tenta alors une blague, en se disant que la bonne humeur de l'étudiante et sa compréhension l'aideraient à calmer le mécontentement du recruteur du café.

—Ça parait tant que ça? Sa voix était basse, pour éviter que le patron l'entende.

Il passa une main sur son front pour essuyer une sueur imaginaire et retrouva le sourire. Désignant son tablier du menton, il expliqua:

—Je suis toujours en essai. Je viens tout juste de passer une première entrevue.

Pas une première journée, alors. Mais peut-être définitivement la dernière s'il ratait son coup. Il laissa le chemin à un autre client qui tentait de passer la porte du café, se rapprochant alors d'une table vide. Il la désigna d'une main à l'étudiante:

—Besoin d'une table où t'asseoir?

L'espace d'une seconde, il se demanda s'il devait vouvoyer les clients. Peut-être. Enfin, sûrement. Elle avait l'air plus vieille que lui, après tout. C'était peut-être même une jeune enseignante du campus, à bien y penser. Mais la jeune femme était si chaleureuse qu'il avait oublié les politesses de base avec les inconnus. Tout en continuant de réfléchir, il installa les tasses de porcelaine vides sur son cabaret et nettoya la surface de la table de l'autre main. N'échappe rien, surtout. Il manquait d'un peu d'équilibre encore. Revenant à la jolie brune, il remarqua que sa tasse était en vérité pour emporter. Au moins, tu as proposé. Le recruteur serait content. Il était peut-être trop maladroit pour travailler derrière le comptoir, mais il gérait bien l'interaction avec les clients. Du moins, je crois...

Ne t'en fais pas, tu n'es pas si terrible! Prends ça, monsieur le recruteur. N'importe qui serait maladroit lors d'une première journée. Encore plus lorsqu'il s'agissait d'un tout premier emploi. Ses parents avaient toujours tout payé pour lui, avant son entrée à l'Université. Il en avait long à apprendre maintenant. L'étudiante refusa sa proposition de s'installer à une table: elle avait un cours bientôt et voulait passer au studio avant. Studio? Les hypothèses se bousculèrent dans sa tête. Photo, cinéma, théâtre, danse? Dans quoi se spécialisait-elle? Pendant qu'il réfléchissait, la brunette était plus à l'affût que lui. Elle s'approcha de son cabaret et dispersa les tasses de façon à répartir le poids. Isaac eut aussitôt les joues un peu rouges. Ça, clairement, le recruteur l'avait vu. Mais il regardait dans leur direction avec un sourire amusé. Connaissait-il la jeune femme? Voilà. Comme ça c'est mieux. Tu risques moins de tout fracasser à ton prochain aller-retour entre tes clients! Isaac ne put s'empêcher de rire avec elle.

—Et bien, merci. Devrais-je m'inquiéter qu'une cliente en sache plus que moi sur mon futur emploi?

Il l'aimait bien, celle-là. Elle aurait pu quitter dès qu'il avait passé tout près de lui foncer dedans. Mais elle était restée pour faire la conversation, même si elle était pressée. C'était sympathique de sa part. Ou peut-être était-ce seulement comment cela fonctionnait sur le campus? Il le découvrirait bientôt. Il remarqua que la jeune femme recula d'un pas pour quitter. Ne voulant pas la retenir dans ses tâches matinales, il lui décrocha un dernier sourire et lui dit:

—Merci pour tout, je te souhaite une bonne journée. En espérant qu'on se recroise ici!

En espérant que j'aie le job. Il y avait de l'espoir, du moins. Il la salua et revint vers le comptoir avec son cabaret et les tasses vides. Isaac s'apprêtait à retourner libérer d'autres tables lorsqu'une autre employée s'écria : Mince, elle a oublié sa carte. Elle soulevait une carte débit argentée, où figurait le nom de Julia-Rose Thompson. Rose, comme il était indiqué sur la tasse pour emporter de la brunette. Sans réfléchir, Isaac attrapa la carte entre les doigts de la jeune femme.

—Je m'en occupe.

Il partit à la course vers la porte, qu'il poussa. Regardant tout autour, il repéra la jeune femme qui avançait d'un pas vif sur le campus.

—Rose!

Il espéra qu'elle l'entendait et qu'il n'aurait pas à courir comme un fou derrière elle, avec son tablier d'apprenti.

La jeune femme était toujours aussi souriante en le voyant apparaître de nouveau devant elle, même si Isaac vit cette fois dans ses yeux une légère hésitation. Elle devait se demander ce qu'il faisait à courir derrière elle comme un fou. Peut-être qu'elle regrettait un peu d'avoir été si complice avec lui, pensant maintenant qu'il en pinçait pour elle. Mais ce n'était rien de tout ça. Oui? Avec un sourire rieur, il leva la main et fit tournoyer entre ses doigts la carte de débit de l'étudiante. Il vit la lueur de compréhension dans ses yeux. Mais, maladroit comme il était, ses doigts firent une mauvaise manœuvre et il échappa la carte au sol. Merde. Il se pencha vivement, récupéra la carte, s'excusant à la jeune femme en soufflant sur la poussière collée sur le carton argenté et termina son chemin pour la rejoindre.

—Tes prochains achats iront mieux avec ça.

Il lui remit sa carte et se tint ensuite là sans trop savoir quoi faire. Il lissa le tissu de son tablier et jeta un regard vers le café, où le recruteur n'était pas. Peut-être pouvait-il se permettre encore quelques secondes avec elle?

—Je suis curieux, commença-t-il, un peu hésitant. Quel est le studio où tu souhaitais aller?

Sa question n'était pas complètement désintéressée. S'il s'agissait d'un studio de musique, peut-être pouvait-il espérer aller y jouer un jour. Même enregistrer. Cette pensée lui décrocha des frissons. Il en rêvait. Se balançant sur ses pieds, lui indiquant qu'il n'avait pas l'intention de rester sur place et prendre trop de son temps, il attendit sa réponse.

Du ballet. Issac ne connaissait pas encore la jeune femme, mais il s'imagina aussitôt à quel point elle devait être gracieuse dans son passe-temps. Grande, élancée, une démarche assurée, une attitude charmante aussi. Sans aucun doute, elle devait se démarquer. Il regretta un peu de la retenir ce matin, alors qu'elle se rendait sûrement à une pratique. Le jeune étudiant ne put s'empêcher d'être un peu déçu, toutefois. Il avait déjà commencé à s'imaginer revenir à ses parents pour les vacances hivernales avec une composition enregistrée à même le campus. Tout pour leur montrer que même s'il avait choisi un programme lui assurant un avenir plus stable et prestigieux, il n'oubliait pas la musique et même, il trouvait une façon de s'améliorer, de grandir dans sa passion. Mais il devait maintenant oublié cette idée. Il continuerait de gratter sa guitare dans sa chambre, aux résidences du campus, ou à pianoter sur les pianos publics qu'il croisait un peu partout, mais sans plus. Avais-tu un autre studio en tête? Issac répondit à son sourire par un petit soupir.

—Un studio de musique.

Il réalisa que sa réponse pouvait porter à confusion.

—Je commence mes études de premier cycle en architecture, mais la musique est ma plus grande passion.

Il se mordit l'intérieur de la joue, surpris de sa propre réaction. Pourquoi s'était-il empressé de préciser qu'il n'étudiait pas en musique? L'attitude de ses parents existait-elle un peu en lui? Il se dégoûta un peu lui-même, ce que la brunette n'avait sûrement pas remarqué. Il eut tout de même une moue un peu triste et avoua:

—Ça serait bien, par contre, de trouver une façon de cultiver cette passion ici.

Il n'avait pas pu partager son amour pour la musique avec bien des gens dans sa vie. Et sans se mêler au groupe, comment pouvait-il espérer s'améliorer?

Parfois, les parents... Isaac ouvrit les yeux ronds, un peu surpris de la lucidité de sa nouvelle connaissance. Il n'avait rien mentionné sur ses parents et leur lubie de faire de lui un homme grand et prestigieux, bien qu'il l'avait pensé. Pourtant, elle avait compris, lui expliquant qu'elle étudiait la psychologie, même si sa passion était la danse. Et ce, un peu contre son gré. Oui, parfois, les parents... Depuis la mort de sa sœur, c'était de pire en pire. Ses parents voulaient le meilleur pour lui, au point de lui empêcher d'envisager un avenir en musique comme il le souhaitait, tout ça parce qu'il était leur projet à perfectionner, leur seule chance de bien réussir dans leur rôle parental. Quel parent priverait son enfant d'une source de bonheur? Définitivement pas que les siens. Ceux de Rose aussi. Issac commença à ressentir beaucoup de sympathie pour cette jeune femme qui lui ressemblait peut-être plus qu'il ne le croyait. Une main sur sa nuque, il fit une moue découragée et lui expliqua:

—Mes parents croient que de faire de la musique un métier, c'est de s'assurer une vie d'incertitudes et de problèmes. Ils ont peut-être raison, à un certain point, mais ils ne comprennent pas que parfois, ça peut en valoir la peine.

Et à voir comment jouer de la musique et chanter lui faisait du bien, il y croyait que ça valait la peine. Mais pour le moment, il serrait les dents et continuait d'obéir. Il l'avait toujours fait. L'étudiante lui expliqua qu'il n'y avait pas de studio de musique sur le campus. Par contre, si je ne m'abuse, il y a bien des auditions pour des groupes de musique ici et là sur le campus, il y a la choral, l'orchestre... Je crois que tu pourras trouver ton compte quelque part là-dedans. Isaac ne savait rien de tout ça. Il était arrivé depuis peu sur le campus et à part gérer son inscription, sa nouvelle résidence et son potentiel nouvel emploi, il connaissait encore très mal les services disponibles à même l'Université d'Huntingdall. Il se mit à sourire. La chorale? L'orchestre? Était-il assez bon pour joindre ces groupes? Était-il trop tard pour s'inscrire? Comment faire? Il devrait se renseigner. Je dois y aller et toi aussi je crois. La remarque de Rose attira l'attention d'Isaac vers la porte du café, où le recruteur se tenait à présent, visiblement mécontent. Il ne l'avait peut-être pas vu filer avec la carte débit de l'étudiante. Et même si c'était le cas, Isaac aurait dû être revenu depuis longtemps. Avant la musique, il y aurait des cafés à servir. Isaac devait s'y remettre maintenant.

L'étudiante le remercia avec une voix plus haute. Intelligente. Isaac eut un sourire amusé et répondit sur le même ton:

—Il n'y a pas de quoi, c'est mon travail.

Une part de lui regrettait de la voir partir. Et si il ne recroisait pas l'étudiante entre les murs de l'Université? Les étudiants étaient nombreux à fréquenter l'endroit. Mais non, idiot. Elle va repasser au café. Mais ce n'était pas suffisant. Rose était une présence rassurante dans sa vie qui venait de changer. La voyait-il déjà comme une amie? Confus, il la salua malgré tout de la tête et s'apprêta à revenir sur ses pas pour la libérer et retourner à ses devoirs. Elle l'attrapa tout de même par le bras et lui mentionna qu'elle ne connaissait toujours pas son nom, en pointant l'étiquette « En formation » à son tablier. Blagueur, il lui tendit la main.

—Isaac « En formation » Carpenter.

Il émit un petit rire.

—Au plaisir de te revoir... Il pointa le matcha à la main de la jeune femme. Rose.

Il entama quelques pas vers le café, puis se tourna à nouveau vers elle.

—Si tu t'ennuies un jour, je crois que j'aurais bien besoin de ton aide pour découvrir le campus. Tu passeras me voir au café.

Il espéra que sa demande ne serait pas déplacée ou qu'elle ne se ferait pas des à croire. Il ne cherchait pas une copine. Il cherchait un point de repère, plutôt. Isaac se dirigea vers la porte du café étudiant, où le patron leva les bras d'un air exaspéré. L'étudiant lui expliqua la situation avec calme et continua sa première journée de formation. Il nettoya de nouvelles tables en silence, souriant aux clients qu'il croisait. Il prépara de nouvelles commandes derrière le comptoir, sans trop être maladroit cette fois. À la caisse, il développa aussi une certaine rapidité à servir les clients. Le recruteur lui pardonna son moment de placotage avec Rose et, peu après l'heure du dîner, on lui glissa un nouveau tablier entre les mains, avec cette fois une étiquette portant son prénom.

Il commençait samedi matin.